Néo-libéralisme et RSE – texte de Michel Capron
03 Oct 2016/dans ActualitésLa période que nous vivons actuellement est tout à fait singulière dans l’histoire de la place et du rôle des entreprises dans la société. Alors que de tous temps, aussi bien sous l’Ancien régime que durant les périodes républicaines, les activités des entreprises ont été soumises à un encadrement strict, voire à des autorisations préalables des autorités publiques, certaines réclament aujourd’hui une autonomie quasi-totale par rapport à la société et ses instances publiques et se considèrent comme les porteuses de l’intérêt général et de ce fait, dispensées de faire preuve de légitimité et même autorisées à jouer un rôle politique prépondérant.
Est-il nécessaire de rappeler que les entreprises sont pour la plupart porteuses d’intérêts particuliers qui sont ceux des apporteurs de capitaux et qui se traduisent notamment par une sorte de démocratie censitaire dans les prises de décision, limitée aux personnes physiques et morales détenant des titres de participation dans chacune des entités juridiques (sociétés commerciales) qui constituent le cadre légal d’exercice de ce qu’on appelle communément « entreprises » ? Le seul fait que les décisions économiques et financières soient fragmentées dans une multitude d’entités juridiques ne permet pas de dire que leur somme forme spontanément un intérêt général. Cela a fort bien été démontré par Condorcet et son fameux paradoxe ou, en économie, par le théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow.
Si les pouvoirs publics, quels qu’ils soient, ont considéré jusqu’à maintenant qu’il leur appartenait de veiller sur les activités des entreprises et de les réglementer, c’est parce qu’ils considéraient que celles-ci étaient de nature à troubler l’ordre public, voire de constituer une menace pour l’autorité publique elle-même. Toute activité économique reposant sur une transformation matérielle ou immatérielle de biens est nécessairement prédatrice et génère des effets sur les espaces naturels et les communautés humaines. Ceux-ci pouvant être bénéfiques mais aussi néfastes, il appartenait à aux pouvoirs publics d’en limiter les conséquences les plus préjudiciables afin de protéger les populations et leur cadre de vie.
Pendant plus d’un siècle, les comportements des entreprises ont été scrutés, discutés dans les pays industrialisés, notamment aux Etats-Unis, et souvent violemment stigmatisés. De manière implicite ou explicite, la question de leur responsabilité vis-à-vis des tiers et de la société en général a été posée et a donné lieu à une grande diversité de réponses et de modes de régulation ayant cependant toutes pour raison d’être une restriction du droit d’usage des ressources dont elles bénéficiaient.
Les défis sociaux et environnementaux, conjugués à la globalisation économique, ont fait émerger au niveau mondial, au cours des vingt dernières années, un mouvement de la RSE (responsabilité sociale d’entreprise) constitué d’un ensemble disparate de discours, de pratiques managériales, de normes et de textes nationaux et internationaux d’incitations et de recommandations, à travers lesquels s’expriment différentes visions des relations entre les entreprises et la société. Dans ces vastes débats qui touchent à toutes les questions relatives aux activités humaines, un fort courant issu du monde des affaires, imprégné du néo-libéralisme ambiant, qui se nourrit de la désaffection à l’égard du politique, revendique, pour les entreprises, de définir et d’exercer leurs responsabilités sans la moindre intervention des pouvoirs publics… En d’autres termes, les entreprises accepteraient de prendre en compte des préoccupations sociales et environnementales à condition d’en fixer elles-mêmes les règles, la façon de les mettre en œuvre et d’en évaluer l’effectivité et l’efficacité.
Cette capture managériale de la manière dont les problématiques sociétales doivent être abordées et traitées constitue un fait tout à fait nouveau qui n’est pas sans interroger l’avenir de nos démocraties ; car à quoi bon consulter les citoyens sur des choix de société et de politiques si un ordre économique tout puissant a déjà décidé ce qui est censé être le bien pour la planète et l’humanité et ne tolère pas d’intrusion dans ses affaires.
La RSE qui est au cœur de cette problématique ne serait donc l’objet que d’initiatives volontaires de la part des directions d’entreprises, l’Etat n’ayant pas à s’en mêler. Pire, toute intervention de sa part ne pourrait que contrecarrer la dynamique favorable impulsée par des entreprises conscientes du bien commun de l’humanité.
Mais la réalité est malheureusement toute autre et il ne se passe guère de journées sans que les médias nous informent des turpitudes de nombre d’entreprises à travers le monde, même lorsque l’on croyait certaines d’entre elles au dessus de tout soupçon. Si des démarches volontaires vont dans le bon sens, on ne peut faire globalement confiance à la seule autorégulation des entreprises. C’est d’ailleurs ce qu’a fini par comprendre la Commission de l’Union européenne, en énonçant dans une communication du 25 octobre 2011 que pour assumer leur responsabilité, il fallait « au préalable que les entreprises respectent la législation en vigueur et les conventions collective conclues entre partenaires sociaux » et que « les pouvoirs publics devraient avoir un rôle de soutien en combinant intelligemment des mesures politiques facultatives et, le cas échéant, des dispositions règlementaires complémentaires ».
On est donc loin de l’idée d’écarter les pouvoirs publics de toute possibilité d’intervention législative lorsque ceux-ci estiment que l’activité des entreprises et leurs conséquences sont susceptibles de mettre en danger des populations, comme c’est le cas avec les atteintes à l’environnement et aux droits fondamentaux.